Devant la mort. « The Dead » de Jack Burman |
Corinne Streicher Anglade |
![]() Austria #12, 2004
![]() The Dead #01, 2010
![]() Sicily #06, 2006
![]() Alcantarilha #10, 2000
Les portraits sont souvent dédiés aux morts. Jack Burman travaille avec ce qui est mort. Il s'y réfère directement par le titre de l'œuvre, «The Dead» 2. Corps morts, fragments humains qui ne sont ni objets, ni images, selon l'auteur, mais « […] Ils sont les restes d'hommes et de femmes, qui existent dans la mort depuis longtemps, et ils vont continuer à exister dans la mort, comme je les ai trouvés». Des images déchirées entre relique et trépas, visage ou fragment. Voilà la position, l'intervalle tenus par le photographe Jack Burman à travers la série de photographies «The Dead» (1980). Pourtant une singulière poétique émerge de cette série de photos en couleur qui regroupe des épreuves de corps anonymes pris dans les camps de concentration, les laboratoires médicaux, les morgues américaines, ou encore les églises et les catacombes italiennes. Mais un paradigme essentiel constitue l'essentiel du travail du photographe, au-delà de la présence de la mort, se greffe une dramatisation à partir du corps. Rigidité cadavérique, grimace mortuaire qu'il blesse ou ressuscite. Il travaille également avec une corporalité qui se situe à la frontière indistincte entre l'image et sa transcendance : Corps religieux, corps du Christ, le corps souffrant de Marie, des Pietà et des martyrs. Il est vrai qu'une des images les plus emblématiques de cette ligne mince qui départage le corps vivant et le corps mort reste la représentation du Christ. C'est une façon essentielle de s'interroger sur la respiration, la vie, et la mort dans l'image. Une image trace qui retient un souffle de vie, ou un geste iconoclaste, là se trouve le lieu de l'image de Jack Burman. ![]() Hungary #03, 1997
La problématique artistique que soulèvent les photographies admet de multiples entrées qui renvoient au mythe fondateur de l'image. D'un point de vue artistique la série «The Dead», se réclame de la relation entre l'art et la mort qui se noue autour des pouvoirs de l'image, du portrait en particulier, qui révèle «une force tout à fait divine» dans la mesure où elle rend «l'absent présent … et montre les morts aux vivants après de nombreux siècles.»3 Alors nous comprenons mieux ce qu'engage l'étrange notion d'imago. L'imago vient du latin et renvoie à l'origine de l'image, un masque mortuaire, l'image d'un absent qui signifie en quelque sorte un tombeau de la représentation, un culte et une présence des morts, une obsession macabre qui hante les hommes depuis l'Antiquité. Dans un cadre général d'explication du point de vue philosophique, Aristote a défini dans la Poétique, les fins de la peinture à partir de l'effet cathartique provoqué par la représentation du cadavre. Dans la littérature artistique, l'homme mort occupe une place éminente au double titre d'objet théorique et de figure d'imitation. Enfin, à partir de l'extraordinaire prégnance culturelle de ce motif, on pourrait penser les aspects proprement photographiques qui renvoient à ceux « […] d'une image vivante d'une personne morte».4 Par conséquent, cet article propose de dégager certaines des conditions qui ont contribué à la constitution d'une réflexion artistique et en un sens philosophique autour de l'expression moderne de la mort, mais aussi autour de la préoccupation éthique qui renvoie à la représentation des cadavres humains. ![]() Jack Burman
Le titre de la série est explicite. «The Dead» nomme la mort, et permet de situer l'œuvre. Il évoque aussi le classique roman de James Joyce, du même nom, qui concerne la vie vécue et perdue. Il n'y a pas de citation littérale, mais Jack Burman a commencé sa carrière en tant qu'étudiant d'anglais à l'Université de Toronto, et apporte à ses photographies une forte sensibilité littéraire (Faulkner, Shakespeare, etc.,)5. Cette référence directe non seulement à la mort, mais aussi à la littérature, donne à ses images photographiques un poids particulier. La mort donne le paradigme même de ce que Pierre Fédida a si souvent dit de l'image et de son «souffle indistinct».6 Elle indique la force du choix qu'implique un tel sujet, la recherche des morts toujours présents parmi les vivants, et instaure sa cohérence interne. La série «The Dead», engage le paradigme d'une cartographie singulière, celle de la mort, que ce soit sous le signe d'une relique, d'un cadavre, d'une trace ou d'une survivance esthétique. Mais aussi, elle affirme inévitablement une relation filiale inaliénable entre l'artiste et sa création. Qu'une œuvre ressemble à son auteur, est un sentiment cultivé depuis la Renaissance italienne. Mais approcher une œuvre contemporaine sous le régime de l'intime, au sens de l'investissement personnel dans une œuvre, peut être inhabituel. De nombreux artistes contemporains rejettent l'idée d'une poussée personnelle, voire d'un style qui inscrit le langage de l'œuvre. Reste que ce n'est pas de l'individualité prise comme un fait dont il est question, mais bien davantage d'une construction à étudier comme telle. La façon dont le sujet, la mort, s'inscrit à la surface de l'image, dans la relation qui se tisse dans les différents éléments, ou pour le dire autrement, la manière dont l'auteur s'est approprié le thème, pour s'y marquer ou pour s'en écarter, au sens barthien du style, à savoir « […] le produit d'une poussée, non d'une intention, un phénomène d'ordre germinatif»7. Cette relation intime, au sens non psychologique, mais comme un fond opaque passant dans l'œuvre, est la réponse assez directe à un mode d'approche de compréhension de l'œuvre dans son mouvement dialectique vers l'irrésistible profondeur du mystère de l'art et de la vie. « The Dead » DescriptionLa mort – relique – survivance esthétiqueSacralité ou profanation?Une esthétisation de la mortConclusion
NOTE(S) 1 G. Bataille, Madame Erwarda (1941). Oeuvres complètes, III, Paris Gallimard, 1971, p. 13. 2 «The Dead», La mort de Jack Burman est publié par la Fondation Magenta. L'exposition se tiendra dans le cadre du mois de la photo à Montréal. 3 Leon Battista Alberti, De la peinture. De pictura (1435), trad. J.-L. Schefer, Paris, Macula/Dédale, 1992, pp. 130-131. 4 R. Barthes, La chambre claire. Note sur la photographie, Paris, 1980, p. 123. 5 Nous citons les propos de l'auteur : «I follow a need, and I've seen the need in other artists. Their need and their work fed me, it helped me breathe. These Faulkners and these King Lears, the John Donnes," he says. "I found those things in those artists who spoke to where I was. Who I was. And I'm thinking, when I put the work out, there are people like me who have these needs. It's clear there are such people." He lets out a heavy sigh. "We need some of that. At least some of us do. And I've seen the thanks in the eyes of people who've just locked on to the prints and said, I don't see this much, and I can't see it for long, but I'm glad I have. That's what I want to be.» 6 Pierre Fédida, «Le souffle indistinct de l'image», Le site de l'étranger. La situation psychanalytique, Paris, PUF, 1995, p. 187-200. 7 Ces mots sont repris à Roland Barthes. 8 On peut se référer à la préface de Martha Hanna, directrice du Musée canadien de la photographie contemporaine. 9 Nous reprenons les mots de Paul Ricoeur, La mémoire, l'histoire et l'oubli, Paris, Seuil, 2000, p. 306. Mais aussi on peut se référer au texte d'Adriana Zangara, « Mettre en images le passé : l'ambiguïté et l'efficacité de l'enargeia dans le récit historique », in Métis, 2, 2004, pp. 251-272. 10 Les écrits et réflexions d'un Vasari dans les Vite sont exemplaires sur le rôle joué par l'expression des passions dans la représentation du trépas. C'est la force d'un Caravage, où d'un Léonard de Vinci (et les dessins très anatomiques) par exemple. Cf. Pascale Dubus, L'art et la mort. Réflexions sur les pouvoirs de la peinture à la Renaissance, Paris, CNRS éditions, 2006. 11 Julius von Schlosser, Histoire du portrait de cire, Paris, Macula, 1997. 12 Nous faisons référence à la pratique des photographies post mortem. Cf., Joëlle Bolloch, Le dernier portrait, «Photographie après décès : pratique, usage et fonctions», Paris, p. 120-121. 13 Sous cet angle le travail du photographe peut être comparé à des photographes de sa génération, notamment Nan Goldin, David Wojnarowicz qui ont représenté des morts du Sida. On peut également se référer au site suivant : http://www.cyberpresse.ca/les-visages-de-la-mort-et-de-la-vie-a-nicolet.php Liens : (sites artistes ou textes connexes) La série «The Dead» est exposée dans le cadre de la 12e édition du mois de la photo à Montréal «Lucidité»
NOTICE BIOGRAPHIQUE Ancienne élève des Arts Décoratifs (Strasbourg), docteur en Histoire de l'art, Corinne Streicher Anglade enseigne actuellement à l'UQÀM dans le département d'Histoire de l'art. Elle a notamment publié une thèse sur J.-J. Winckelmann (XVIIIe siècle) et consacre ses recherches a des questions qui relèvent d'une anthropologie du visuel. De nombreux articles et conférences traitent en particulier de la question de la mort et de ses survivances dans le cadre de l'expression artistique.
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